lundi 30 mai 2011

Specials - Trilogie Uglies tome 3 - de Scott Westerfeld

Comme promis, un billet analytique sur le personnage principal des trois premiers tomes d'Uglies.
Comme toujours, des révélations qui gâcheraient le plaisir de ceux qui n'ont pas encore fourré leur nez dans les pages de cette saga. (roooh! mais qu'est-ce que vous attendez?)

Le billet sur Uglies
Le billet sur Pretties

WESTERFELD, Scott. Specials, Trad par Guillaume Fournier, Pocket Jeunesse, Paris, 2008, 391p

 

Quatrième de couverture
Les Specials : ce nom faisait frissonner Tally lorsqu’elle n’était qu’une Ugly insoumise et repoussante. Et voilà qu’après une nouvelle opération, elle est devenue une Special à son tour!

Pourtant, la jeune fille ne peut s’empêcher de penser à son ancienne vie. Alors, le jour où les Autorités lui demandent d’éliminer les rebelles de La Nouvelle-Fumée, un choix douloureux s’impose à elle : doit-elle écouter la petite voix de sa conscience ou mener à bien la mission cruelle pour laquelle elle a été conçue? Quelle que soit sa décision, le monde de Tally ne sera plus jamais le même…




Dans les derniers billets, j'abordais le fait qu'Uglies ne propose pas le manichéisme habituel des romans populaires de science-fiction. Les codes sont inversés, et on ne peut pas se fier à l'apparence de quelqu'un pour en déterminer sa nature. En regardant de plus près le près le personnage principal, on peut pousser plus loin ces caractéristiques.

Analyse de la protagoniste
Le personnage principal des trois tomes de la trilogie Uglies est Tally Youngblood. Le lecteur découvre le complot en même temps qu’elle. Ainsi, chaque fois que Tally intègre une nouvelle « communauté », le lecteur voit la mentalité et le mode de vie des gens qui en font partie. Daniel Couégnas, spécialiste en paralittérature (que j'aime bien lire), a déjà écrit que le personnage principal représente surtout « la mobilisation générale contre les forces du Mal »1. Dans Uglies, cela n’est pas tout à fait exact. En fait, Tally s’inscrit, en changeant de camps à plusieurs reprises, dans les trois sphères décrites par Couégnas : celles du Vengeur, de la Victime et du Méchant.

La victime
Tout d’abord, Tally est une Victime. Le docteur Cable, chef des specials, lui propose de devenir espionne. Ou plutôt, elle « oblige » Tally à « choisir » entre l’Opération et l’exclusion sociale. Et comme Tally ne vit que dans l’attente de devenir pretty, celle-ci accepte de devenir une taupe au sein de La Fumée, dans l’espoir de ramener son amie Shay à la maison, et de devenir belle. Il s’agit d’un choix. Il s’agit aussi d’une tromperie faite envers Tally, dans la mesure où elle ne sait pas encore que l’Opération cause des lésions cérébrales. Selon Couégnas, « [l]’extrême malheur de la Victime est à la mesure de l’extrême urgence qu’il y a à mettre un terme au Scandale »2. L’information, ici, n’est pas contradictoire puisque les romans traitent du thème du libre arbitre. Toutefois, ce choix fait tout de même de Tally une victime, puisque le mensonge qui la pousse à trahir son amie fait partie du complot-scandale : le docteur Cable souhaite savoir où est Shay afin de trouver les Fumants, et de les détruire. Toutefois, par la suite, Tally change d’idée : elle ne veut plus trahir les gens de La Fumée, ses nouveaux amis. Cependant, elle déclenche un mouchard par accident, et les specials détruisent le village. Elle « trahit » donc ses amis sans le vouloir réellement, et tout cela par peur de leur avouer son statut d’espionne. Elle est une traîtresse, mais pas au sens propre du mot (elle ne l’a pas fait exprès, ayant changé d’avis en cours de route). Couégnas indique qu’un traître est porteur de « signes cachés » présageant sa trahison : « [l]e narrateur fournit des indices qui sont l’objet d’un décryptage univoque »3. Cependant, cela ne peut s’appliquer à Tally, qui est le personnage principal, puisque le lecteur connaît tout de ses pensées. Le lecteur doit donc croire Tally lorsqu’elle affirme avoir déclenchée le mouchard accidentellement. Alors, afin de se faire pardonner, Tally décide de se laisser capturer afin de pouvoir être le cobaye du nouveau remède contre les lésions. Elle passe donc au statut de transfuge, puisqu’elle demande une seconde chance (de rédemption) : « la Rédemption ne semble pas bénéficier des mêmes soucis de préparation, de mise en place narrative et dramatique. De ce fait, sa réalisation paraît entachée de gratuité »4.

La vengeresse
Encore une fois, le modèle de Couégnas ne s’applique pas à la lettre au comportement de Tally : sa rédemption change le cours de l’histoire, devenant même le sujet du deuxième tome. Il n’y a rien de gratuit dans son geste rédempteur, qui découle après tout de la suite logique des événements du récit. Cependant, les lésions de pretty lui donnent la crainte du médicament, alors elle le partage avec Zane. Ce remède ne fonctionne pas puisqu’il ne devait pas être séparé en deux : Zane a des séquelles cérébrales, mais Tally, sous effet placebo, est « guérie ». De ce mauvais choix découlent de graves conséquences pour Zane, mais cela permet toutefois aux médecins de La Fumée de trouver un remède encore plus efficace. Donc, ce choix de tester les médicaments fait d’elle un Vengeur, c’est-à-dire qu’elle fait « cesser le Scandale »5, et ce, malgré le sacrifice de Zane qui savait que de possibles conséquences existaient.

La méchante
Ensuite, Tally se fait enlever par les scarificateurs, dirigés par Shay qui n’a jamais pardonné la trahison de Tally, et se fait transformer en special malgré sa volonté. Toutefois, Tally se sentira bien dans ce nouvel état : cela est causé par des lésions différentes au cerveau, qui rendent cruel et condescendant. Elle est à la fois une Victime (elle subit ces lésions) et un Méchant (elle est bien dans cet état, et elle en profite pour « créer le Scandale »6). Par accident, avec Shay, Tally déclenche l’impensable, c’est-à-dire une guerre entre la ville de New Pretty Town et de Diego. Cette guerre tue Zane, sur la table d’opération (celui-ci voulait se transformer pour plaire à Tally qui le rejetait désormais), et Tally comprend l’horreur de son nouvel état et de ses actes. Elle injecte le remède au Docteur Cable afin de la convaincre de cesser les hostilités. Un nouveau choix s’offre ensuite à Tally : redevenir pretty ou s’enfuir hors des villes à tout jamais. Elle est désormais consciente de ses actes. Elle choisit de fuir, afin de devenir la dernière special du monde, et de le surveiller ainsi afin que celui-ci ne s’autodétruise pas sous les excès de la nouvelle liberté (nommé le « déferlement d’intelligence »). Ce parcours trouve son sens lorsqu’on comprend que Tally n’a pas toujours eu la possibilité de choisir son camp (on la forcé à deux reprises), ou a déclenché des catastrophes par accident (le mouchard, la guerre, la mort de Zane), ou a agi en toute conscience (se porter volontaire pour être cobaye et le choix de rester une scarificatrice special).

Trois sphères et non deux
Tout cela s’explique par le fait que Tally n’a rien de l’être élu qui obtient la mission de sauver le monde : au lieu de cela, elle subit les influences des autres personnages qui la forcent à changer de sphères. Elle participe donc au scandale, tout en en subissant les effets. Elle participe au rétablissement de l’ordre en offrant son aide (être cobaye), puis en désamorçant le désordre à la toute fin. Elle donne même un nouveau sens à l’ordre : désormais, la dernière special et le dernier fumant (David) empêcheront les gens de faire des excès de leur liberté, et ce, en intervenant le moins possible afin de ne pas non plus les brimer. Tally est donc à la fois une transfuge et une traîtresse ― mais qui ne correspond pas à la définition de Couégnas ―, traduit par le fait qu’elle est tout à la fois une héroïne, une victime et une méchante. Couégnas disait qu’« un même personnage peut appartenir successivement à deux sphères d’action7 ». Ici, Tally participe à trois sphères. Donc, un personnage principal à la fois Vengeur, Victime et Méchant diffère de la théorie de Couégnas où un personnage ne peut faire partie que de deux sphères.

Le problème de l'éthique
En plus des inversions anti-manichéenne, il y a le problème éthique du roman qui n’est pas résolu à la toute fin de la trilogie. En effet, Tally décide de rester special afin de devenir la policière du nouvel ordre mondial. Elle ne fait pas confiance à la population, qui, à peine guérie des lésions, se remet à défricher la nature afin d’étendre les villes qui deviennent surpeuplées :

Dorénavant, David et moi serons là pour nous dresser en travers de votre route. Car, voyez-vous, la liberté a le chic pour détruire certaines choses. Vous avez vos nouvelles Fumées, vos nouvelles idées, de nouvelles villes et de nouveaux systèmes. Eh bien... nous sommes les nouveaux Special Circumstances. Chaque fois que vous empiéterez un peu trop sur la nature, nous serons là à vous attendre, prêts à vous repousser. Souvenez-vous de nous chaque fois que vous déciderez de creuser de nouvelles fondations, de détourner une rivière ou de couper un arbre. [...] Nous serons là, quelque part — à vous surveiller. Prêts à vous rappeler le prix payé par les Rouillés pour être allés trop loin.8

La fin n’indique pas un retour à l’ordre total — qui reste partiel — ne rassurant pas tout à fait le lecteur sur l’avenir des nouveaux pretties délivrés de leur fardeau. Cela a pour effet de sous-entendre que les specials avaient peut-être raison de contrôler ainsi les foules, ce qui peut être choquant pour le lecteur. Cette fin déstabilise, car elle n’est pas annoncée plus tôt dans le roman. Il n’y avait donc aucun indice permettant d’en arriver à cette conclusion. Habituellement, le récit se termine bien dans la littérature de grande diffusion. C’est le fameux dénouement heureux (happy end) qui fait partie du contrat de lecture : « en paralittérature, les règles sont claires, on sait où on est »9. Ici, il n’est pas respecté. On bouleverse la morale finale, non seulement en indiquant que les Méchants avaient peut-être raison, mais aussi par la décision de la protagoniste de rester special, et ce, malgré le démantèlement de cette caste sociale.

Conclusion
En conclusion, la trilogie Uglies de Scott Westerfeld présente des personnages à la mentalité manichéenne, mais une mentalité qui n’est pas totale puisqu’elle présente des variantes. De plus, le manichéisme de cet univers ne correspond pas aux représentations traditionnelles de la littérature de grande diffusion. L’esprit manichéen est présent à travers le système de castes qui présentent des personnages aux rôles bien définis au sein de l’œuvre, mais il s’oppose aux schèmes de la paralittérature en inversant ses représentations. Ainsi, un « méchant » personnage peut être beau, végétarien et écologique tandis qu’un « bon » peut être moche, vivre de l’élevage d’animaux, couper et brûler des arbres. L’esprit manichéen disparaît à la fin de l’œuvre, lorsque l’héroïne se rend compte qu’il y a du bon et du mauvais dans les deux modes de vie. Ainsi, elle prône le libre-arbitre et le retour à la nature (valeurs des Fumants), mais désapprouve la destruction en bloc de la nature, la surpopulation et la discrimination que peut entraîner la différence (ce qu’entraîne la liberté de choix). Ce manichéisme ne découle toutefois pas de la science-fiction, mais de la littérature de grande-diffusion et de sa vision de l’Odre et du Scandale.

1 COUÉGNAS, Daniel. « Personnages », Paralittérature, p. 172
2 IBID, p. 173
3 IBID, p. 167
4 IBID, p. 169
5 IBID, p. 172
6 IBID,p.173
7 IBID, p.174
8 WESTERFELD, Scott. Specials, Trad par Guillaume Fournier, Pocket Jeunesse, Paris, 2008 p 390, 391
9 COUÉGNAS, Daniel. « Personnages », Paralittérature, p. 158


samedi 28 mai 2011

Pretties - Trilogie Uglies tome 2 - de Scott Westerfeld

Précédent billet : le premier tome de la trilogie de Scott Westerfeld, Uglies.

Je veux juste vous prévenir tout de suite que ce présent billet contient des révélations sur l'histoire du roman, à commencer par la quatrième de couverture qui se veut la suite directe du premier tome. Vous conseillez de lire cette trilogie à tout prix est le mieux que je puisse faire pour ceux qui ne désire pas être spoiler.

Pour ce billet, j'ai décidé de pousser plus loin ce que j'ai exploré dans le premier tome en effectuant un petit inventaire des différentes communautés au sein de Pretties, communautés produites par l'Opération.


 


Quatrième de couverture
Tally est enfin devenue une sublime Pretty. Elle a de grands yeux pailletés, un visage et un corps parfaits ; tout le monde l'apprécie, et son petit copain est craquant. Ses rêves les plus fous sont devenus réalités. Mais au cœur de cette vie de fête, de luxe high-tech et de liberté, perce un sentiment de malaise : quelque chose ne va pas, quelque chose d'important. Un jour, Tally reçoit un message, écrit de sa propre main lorsqu'elle était Ugly... A mesure qu'elle le lit, les souvenirs reviennent : sous la beauté parfaite et le bonheur absolu des Pretties se cache une effroyable vérité. Désormais pour Tally un choix cruel s'impose: oublier à tout prix cette vérité ou fuir la cité pour sauver sa peau.




L'Opération
La société de la trilogie Uglies pratique les modifications physiques (nommé l’Opération) afin d’établir son système de valeurs, et de maintenir le peuple dans un état de non-violence. La différence n’existe plus dans cette société totalitaire, où elle est suspectée d’être un facteur de discrimination. Mais le rapport à l’autre est tout de même en lien avec les modifications génétiques. La société se divise en effet en sous-genres, en « castes », classées selon les modifications : les uglies, les pretties et les specials. Par exemple, les specials, des agents secrets, sont ceux qui ont reçu le plus de modifications. Ils peuvent faire penser à un idéal, à des surhommes. Sans avoir des pouvoirs mystérieux, ils deviennent tout de même indestructibles. Ils sont mis à part, devenant des êtres à éviter, mais aussi à admirer. D’autres règles existent pour eux ; ils sont meilleurs, ils sont spéciaux. Scott Westerfeld fait du thème de la manipulation corporelle la base des relations sociales, puisque les personnages fondent leur vision du bien et du mal sur le système de castes. Les Uglies sont souvent décrits comme étant des troubles-fête, alors que les Pretties sont calmes : « Les Pretties ne se fâchaient pas. Ils se disputaient très rarement, et jamais ils ne se criaient dessus au beau milieu d’une fête. Ce genre de comportement odieux était le seul fait des Uglies » (p.158). Ce système de castes est d’ailleurs le centre même du récit, prenant forme de manière éparse dans cette saga science-fictionnel.

Les communautés
La caste sociale est une notion très importante dans l’univers Uglies où chacun appartient à une communauté et possèdent des traits de caractères typiques de son milieu. Dans l’ordre hiérarchique et croissant, il y a donc les Chasseurs, les Fumants, les Uglies, les Pretties et les Crumblies, les Scarificateurs et les Specials.

Les Chasseurs (les sauvages, les barbares)
Fruits d’une expérience menée par certains vieux pretties, ils vivent dans une réserve à la façon des Cro-Magnon. Ils se font la guerre, discriminent la femme, chassent, coupent du bois et se font des feux. Ils prennent les Pretties pour des dieux, et les vénèrent.

Les Fumants (les aléatoires, les rebelles)
Communauté de rebelles qui refusent de subir l’Opération, et qui vivent dans la nature. Ils coupent des arbres, vivent du troc, élèvent des animaux afin de se nourrir, et font des feux de bois, ce qui leur vaut leur surnom de Fumants. Ils vivent à La Fumée.

Les Uglies
Gens de moins de 16 ans, ou personnes plus âgées qui n’ont jamais subi l’Opération. Ils ont tendances à défier l’autorité, par jeu ou par principe. Ils sont jaloux, envieux, colériques, mais pensent toujours par eux-mêmes. Leur nom signifie « moches » en français. À noter que les enfants de moins de 12 ans ne sont pas considérés comme des Uglies.

Les Pretties (les Têtes vides)
Gens de plus de 16 ans qui ont subi l’Opération. Ils sont jeunes, beaux, insouciants. Ils recyclent tout, ne détruisent pas la nature, ne mangent pas de viande, ne sont jamais en colère ou en état de conflits. Leurs noms signifient « beaux » en français.

Les Crumblies (vieux pretties)
Pretties plus agés. Ils vivent en banlieue, ont une famille et un emploi. Ils sont sages, sereins et ont confiance en eux.

Les Scarificateurs
Membres « spéciaux » des Special Circumstances, ce sont de jeunes Specials qui se scarifient afin de rester glaciaux, terme argotique pouvant se traduire par le fait de combattre les lésions cérébrales grâce à la scarification. C’est un état d’esprit clair, cruel et violent. Ils ont beaucoup de liberté de mouvements, et vivent dans la nature. Ils coupent des arbres et font des feux de joies. Certains d’entre eux chassent, et d’autres préfèrent la cueillette de plantes comestibles et de fruits.

Les Special Circumstances (les Specials, les Pretties cruels, les Shayshals)
Ce sont des agents secrets modifiés génétiquement afin d’être rapides et forts. Ils font régner l’ordre et la loi au sein de la ville. Beaucoup pensent qu’ils n’existent même pas. Leur nom se traduit par « les circonstances spéciales » puisque la rumeur veut qu’ils n’apparaissent que lorsqu’une situation devient assez spéciale pour qu’ils interviennent.

Commentaire
Ce tome, aussi bon que le précédent, voire plus puisque l'univers est désormais connu du lecteur, permet de pousser plus en avant l'exploration des différentes communautés et mœurs présents dans ce monde dystopique. Dans l'horrible révélation de la fin de premier tome, le lecteur a su que l'Opération cause des dommages cérébraux, et pas que des modifications corporelles. Dans ce tome, cette superficialité forcée est vraiment montrée par le vocabulaire... limité des pretties. Le mode de vie de ces pretties me rappellent d'ailleurs une enfance prolongée à l'âge adulte : instantanéité, jeux, caprices, dépendances et sécurité excessive. Quel contraste par rapport à celui des fumants exploré par Tally dans le tome précédent : patience, travail, sacrifices, responsabilité et dangers!
L'arrivée de personnages nouveaux renforce l'intrigue, surtout les chasseurs. D'un point de vue idéologique, ils jouent un rôle clé. Leur existence, on le sent, sera cruciale dans la suite des événements.
Et Tally comprend mieux que jamais son importance...
Le prochain billet portera d'ailleurs sur ce personnage et sur le tome 3. ;-)

Un roman, encore meilleur que le premier tome, à lire et relire et relire. Profond sans être pédant, simple sans être maladroit, et des personnages sympathiques. Que demander de plus pour un bon moment?

Extrait
- Je pars.
Elle embrassa très vite Peris, puis passa une jambe pas dessus la rambarde
- Tally ! (Il lui agrippa la main) Tu risques d'y rester ! Je ne veux pas te perdre…
Elle se dégagea violemment, et Peris recula, pris de peur. Les Pretties n'aimaient pas les conflits. Les Pretties ne couraient pas de risques. Les Pretties ne disaient jamais non.
Tally avait cessé d'être Pretty.
- Tu m'as déjà perdue, dit-elle.
Et, empoignant sa planche, elle se jeta dans le vide. »

WESTERFELD, Scott. Pretties, Trad par Guillaume Fournier, Pocket Jeunesse, Paris, 2007 385p

jeudi 26 mai 2011

Uglies - Trilogie Uglies tome 1 - de Scott Westerfeld

Si j'ai bien eu un coup de cœur livresque au cours de la dernière année, c'est bien pour la trilogie Uglies, une série captivante de science-fiction pour les adolescents, au langage et à l'ambiance si particuliers.




Quatrième de couverture
Tally aura bientôt 16 ans. Comme toutes les filles de son âge, elle s'apprête à subir l'opération chirurgicale de passage pour quitter le monde des Uglies et intégrer la caste des Pretties. Dans ce futur paradis promis par les Autorités, Tally n'aura plus qu'une préoccupation, s'amuser... Mais la veille de son anniversaire, Tally se fait une nouvelle amie qui l'entraîne dans le monde des rebelles. Là-bas, elle découvre que la beauté parfaite et le bonheur absolu cachent plus qu'un secret d'État : une manipulation. Que va-t-elle choisir? Devenir rebelle et rester laide à vie, ou succomber à la perfection?
Véritable phénomène aux États-Unis, ce premier tome de la série Uglies a reçu plus de vingt récompenses, dont celle du Meilleur livre pour jeunes adultes 2006 de l'American Library Association.





Uglies, ou lorsque les Beaux se font Laids
L’utopie est un thème fascinant pour l’adepte de science-fiction : une société égalitaire dépourvue de pollution, de discrimination, de guerre et de maladie. Mais lorsque la mentalité « bien-pensante » sombre dans les excès, le rêve se transforme en cauchemar. La liberté physique peut devenir une dictature de la pensée, où tout écart à l’idéologie dominante est considéré immoral, voire criminel. Uglies de Scott Westerfeld, constituée des tomes Uglies (2005, 2007 en français), Pretties (2005, 2007 en français), Specials (2006, 2008 en français), et, étonnamment, des tomes Extras et Secrets qui complètent cette trilogie (sic), explore la didactique science-fictionnelle de la « dystopie », en présentant une société dont la mentalité bien-pensante l’a conduite à un totalitarisme mondial. Cette dénonciation romanesque se fait par le biais de l’exagération d’un défaut de notre monde actuel, le culte de la beauté.

Entre science-fiction et paralittérature
La trilogie Uglies présente un monde qui a subi les coups d’une destruction totale, mais reconstruit par des survivants qui ont fait un choix, celui de conditionner les gens, afin que plus jamais les erreurs de leurs ancêtres ne revoient le jour. En effet, ces survivants comprirent qu’ils devaient régler les problèmes de violence et de pollution, et n’hésitèrent donc pas à créer une société totalitaire, convaincus du bien-fondé de leur décision. Il est donc établi dans la genèse d'Uglies que l’Opération est perçue comme un bienfait. Du moins, jusqu’à ce que ce mode de vie soit contesté, amenant la réflexion du libre arbitre. Ici, Scott Westerfeld n’innove pas, construisant sa trilogie selon ce code typique du genre, c’est-à-dire en présentant des rescapés qui prennent une décision morale entraînant la réflexion didactique de l’oeuvre. Selon moi, ce schème codifié inscrit ce premier tome dans la littérature de grande diffusion. Il faudra attendre le troisième tome avant qu'une exploration plus poussée et amorale des thèmes principaux soit possible, permettant de sortir de ce schéma classique. Mais je garde cela pour un autre billet. ;)
Quoiqu'il en soit, Uglies n'est pas le récit manichéen qu'il semble être au premier abord.

Au delà de l'être et du paraître
La principale utilité des personnages d’Uglies est de servir le propos de l’auteur, qui fait d’eux des types servant une posture idéologico-narrative. Dès le début, l’auteur établit une fiche signalétique des personnages indiquant le programme narratif dont il sera question. Ainsi, chaque personnage est campé dès le début dans un rôle dont il ne pourra pas se défaire, dont les caractéristiques seront cohérentes au fil des trois tomes. Ces caractéristiques sont au nombre de cinq, c’est-à-dire que les personnages ont un nom, une position sociale, quelques traits de caractère, quelques traits physiques et une origine régionale. Ainsi, les personnages sont très peu décrits, ce qui peut surprendre dans un livre dont l’apparence physique est le principal sujet. Nous savons juste que les pretties, ceux qui ont subi l'Opération, ont un visage symétrique qui correspond à la norme biologique. De fait, il est possible de réduire le personnage à un résumé discursif, annoncé dans la fiche signalétique. Malgré cela, l’innovation d’Uglies tient au fait que les codes des types de personnages sont inversés (je précise que je parle des clichés physiques manichéens). L’être n’égale plus parfaitement le paraître. Certains stéréotypes traditionnels n’ont plus lieu. Ainsi, les pretties sont beaux, sereins, écologiques et végétariens. Ils n’ont pas de système monétaire, et ont aboli les notions de discriminations ethniques, économiques et sexistes. Toutefois, on se rend compte au fil de la lecture que les pretties sont des victimes du système. Il en va de même de la communauté des rebelles, qui vit du troc et de l’élevage au coeur de la nature qu'ils exploitent pour leur survie, sans notion de sécurité au quotidien et au travail, sans notion d'ordre et de hiérarchie, ce qui est très choquant au sein de cet univers où tout doit être lisse et organisé. Dans la trilogie Uglies, on ne peut pas se fier aux apparences pour juger la nature de quelqu’un.
J'ai adoré cette particularité, loin des grands combats bien contre mal, qui, si parfait dans Star Wars, me tapent sur les nerfs dans la plupart des œuvres.

Uglies est le premier tome d'une série à la fois légère et profonde, où les codes paralittéraires se retrouvent inversés, et où tout n'est pas ce qu'il semble être.
Un roman à lire et à relire.

Un extrait
- Pas des livres. On appelle ça des "magazines", expliqua Shay.
Elle en ouvrit un et pointa le doigt. Les pages étrangement brillantes étaient couvertes de photos. De gens.
Moches.
Tally écarquilla les yeux tandis que Shay tournait les pages, pointant le doigt et gloussant. Elle n'avait jamais vu autant de visages si différents. Des bouches, des yeux, des nez de toutes les formes possibles, et sur des gens de tous âges. Et les corps! Certains ridiculement gras, d'autres horriblement musclés, ou bien d'une maigreur troublante; presque tous présentaient d'importants défauts de proportions. Mais au lieu d'avoir honte de leurs difformités, ces gens riaient, s'embrassaient, prenaient la pose, comme si toutes ces photos avaient été prises lors d'une gigantesque réception.
- Qui sont ces monstres?
- Ce ne sont pas des monstres, répondit Shay. Le plus dingue, c'est que ce sont des gens célèbres.
- Célèbres pour quoi? Pour leur laideur?
- Non. Ce sont des sportifs, des acteurs, des artistes. Les hommes aux cheveux filandreux sont des musiciens, je crois. Les plus moches sont des hommes politiques, et quelqu'un m'a dit que les gras-doubles sont principalement des comiques.
- Alors, c'est à ça que ressemblaient les gens avant le premier Pretty? Comment arrivaient-ils à se regarder les uns les autres?
- Ouais. Ca fiche les jetons, au début. Mais le plus bizarre, c'est qu'à force, on finit par s'y habituer.
Shay parvint à la photo pleine page d'une femme vêtue d'une sorte de sous-vêtement moulant, évoquant une combinaison de plongée à lacets.
- Nom de... fit Tally.
- Ouais.
La femme semblait à l'agonie, les côtes saillantes, les jambes si fines que Tally se demanda par quel miracle elles ne se brisaient pas sous son poids. Ses coudes et ses os pelviens pointaient comme des aiguilles. Et pourtant elle se tenait là, souriante, dénudant fièrement son corps, comme si elle venait de subir l'Opération et n'avait pas réalisé qu'on lui avait retiré beaucoup trop de graisse. Détail amusant, son visage était sans doute le plus beau de tous ceux qu'on voyait dans le "magazine". Elle avait de grands yeux, la peau lisse, un petit nez, mais ses pommettes étaient trop accusées, et le crâne presque visible sous la chair.
- Qu'est-ce qui a bien pu lui arriver, la pauvre?
- C'est un mannequin.
- Un quoi?
- Une espèce de Pretty professionnelle. Etre belle est dans son cas un métier, en quelque sorte.
- Et elle est en sous-vêtements parce que..? commença Tally, avant qu'un souvenir lui revienne en mémoire. Elle a cette maladie! Celle dont les professeurs nous parlaient toujours.
- Probablement. Et moi qui croyais qu'ils inventaient ça pour nous faire peur...
A l'époque antérieure à l'Opération, se souvint Tally, beaucoup de gens, en particulier des jeunes filles ne supportant plus leur poids, cessaient de s'alimenter. Ils maigrissaient trop rapidement, et certains, pris dans un cercle vicieux, continuaient à maigir jusqu'à ce qu'ils se retrouvent dans le même état que ce "mannequin". Quelques-uns en arrivaient même à mourir, apprenait-on à l'école. C'était l'une des raisons qui avaient justifiés l'Opération. Personne n'attrapait plus cette maladie désormais, puisque tout le monde était destiné à devenir beau à partir de seize ans. En fait, la plupart des gens s'empiffraient comme des porcs juste avant la transformation, sachant que leur lard serait entièrement aspiré.


WESTERFELD, Scott. Uglies, Trad par Guillaume Fournier, Pocket Jeunesse, Paris, 2007, 432p

Le billet sur le tome 2, Pretties, tout aussi bon, à venir bientôt.

vendredi 20 mai 2011

Le petit Nicolas - Goscinny et Sempé

SEMPÉ_GOSCINNY. Le petit Nicolas, Denoël, coll. Folio, 1960, 157 p
L'odeur de livres porte une histoire en elle-même. Je tenais entre mes mains un bouquin dont l'effluve immonde me disait « j'ai été abandonné, il y a longtemps de cela, après une seule lecture ». Trouvé dans une boîte, j'ai l'ai pris, et je lui ai donné une seconde chance. Minute... je parle d'un petit animal là? En tout cas, ce livre fut aussi mignon qu'un chaton, ça c'est certain.

Le petit Nicolas, je ne connaissais pas. Enfin, j'en avais entendu parler une fois sur un forum internet. Je devais donc parfaire ma culture.
Il s'agit d'un livre pour enfants. Oui, il n'y a pas que Les malheurs de Sophie et Sans famille dans la littérature jeunesse française. J'espère que vous le saviez? Bah, vous êtes sur Terre pour apprendre, non?

Le petit Nicolas, comme je l'ai découvert, est une sorte de monument littéraire de jeunesse en France. Depuis le début des années 1960, une certaine culture semble s'être développée autour de lui. Un peu comme les Peanuts aux États-Unis avec ces personnages colorés et uniques. Ou pour le Québec, on pourrait comparer à la série des Charlotte de Dominique Demers, mais avec un engouement dix mille fois plus gros. Vous me suivez toujours? Bah, de toute façon, je n'aime pas les comparaisons. Y'a que les snobs qui adorent, je pense que ça les rassure de tout ramener au même niveau d'égalité. Mais il n'y a jamais rien d'équivalent. De toute façon, vous comprenez ce que je veux dire. Le petit Nicolas, en France, c'est gros.

Ce court roman, parsemé de dessins de Jean-Jacques Sempé, est écrit selon dix-neuf différentes histoires de René Goscinny mettant en scènes des personnages adorables et particuliers. Il y a Alceste, gros car il mange sans cesse, Clotaire, le cancre de la classe, Eudes, le batailleur, Geoffroy, riche et enfant gâté, Rufus, fils de gendarme qui croit que le métier de policier est le plus important au monde, Agnant, le chouchou de la maîtresse, ainsi que beaucoup d'autres. En ce qui concerne les adultes, il y a la maîtresse de classe, sévère mais pas méchante, le directeur, pas bien méchant non plus, le surveillant, surnommé « le Bouillon », car il demande sans cesse de le regardez dans les yeux, et dans le bouillon, il y a des yeux (pensez-y, pensez-y...), et surtout les parents, parfois aussi enfantins que leurs rejetons. Et bien sûr, le petit Nicolas, garnement si sympathique. Tous ensemble, ils forment une vie de quartier vue par les yeux de Nicolas qui en parle avec humour et naïveté. Pour un résultat mignon comme tout, qui se lit avec plaisir et bonne humeur.
Je suis contente d'avoir trouvé ce livre. Et que son odeur en ait changé.

À noter qu'un film existe sur les aventures du petit Nicolas. Un film rigolo et chaleureux, très bien fait et avec de bons acteurs.
Une petite critique extérieure : http://www.cinoche.com/films/le-petit-nicolas/critiques/conflit-culturel.html

mercredi 18 mai 2011

Le vagabond américain en voie de disparition, précédé de Grand voyage en Europe - de Jack Kerouac

« Le vagabond a deux montres que l’on ne peut acheter chez Tiffany ;
à un poignet le soleil, à l’autre poignet la lune, les deux mains sont faites de ciel »
- Le vagabond américain en voie de disparition



KEROUAC, Jack. Le vagabond américain en voie de disparition, précédé de Grand voyage en Europe, trad. de l'anglais par Jean Autret,  2002, 96 p 

Quatrième de couverture
Sous prétexte d'aller chercher ses droits d'auteur à Londres, Kerouac flâne à travers l'Europe. Il découvre les charmes troubles de Tanger, les paysages de Cézanne, les promenades émerveillées dans Paris, la pluie normande et les brumes de Londres...
Dans un brillant plaidoyer en faveur des vagabonds, il se place sous l'égide de Virgile, de Benjamin Franklin ou de Walt Whitman, pour revendiquer le droit à l'errance, aux nuits à la belle étoile, aux rencontres et à l'imprévu.
Deux textes autobiographiques de l'auteur de Sur la route, un des témoins mythiques de la Beat Generation.



Deux nouvelles du grand écrivain beatnik tirés du recueil original Le Vagabond solitaire (1960) : « Grand voyage en Europe » et « Le vagabond américain en voie de disparition ». La première consiste en un récit de voyage d'une soixantaine de pages racontant les tribulations et observations de Kerouac au Maroc, en France et en Angleterre. Beaucoup de descriptions, un style assez formel, un écrivain fasciné par ses découvertes exotiques, mais qui ne reste qu'en surface des choses. Je n'ai pas beaucoup accroché. Je ne sais pas si l'on a le droit de critiquer Kerouac, mais je ne considère pas cette nouvelle comme un texte important de sa bibliographie. À moins que vous aimiez lire des listes exhaustives de noms de rues, de prostituées africaines et européennes, et de drogues (baby-boomer powa!)...
Le début, par contre, où Kerouac voyage dans un cargo communiste est très intéressant. L'écrivain n'engloutit pas encore son style sous des tonnes de descriptions, et s'émancipe du style de la nouvelle pour raconter son aventure passionnante sur le cargo prisonnier d'une tempête marine. 

Je voyais les mots « TOUT EST DIEU, RIEN N'EST JAMAIS ARRIVÉ SAUF DIEU », écrits en lettres de lait sur cette étendue marine. - Mon Dieu, un train infini dans un cimetière sans limite, voilà ce qu'est cette vie, mais elle n'a jamais été rien d'autre que cela - c'est pourquoi plus la haute vague monstrueuse se dresse pour se moquer de moi et pour m'insulter, plus je prendrai plaisir à la contemplation du vieux Rembrandt avec mon pichet de bière, et plus je malmènerai tous ceux qui se gaussent de Tolstoï, quelle que soit votre résistance ; et nous atteindrons l'Afrique, nous l'avons atteinte d'ailleurs, et si j'ai appris une leçon, ce fut une leçon en BLANC.
- « Grand voyage en Europe », page 17 et 18

La deuxième et dernière nouvelle du recueil, en revanche, je ne peux pas en parler autre qu'en des mots élogieux.
Véritable apologie du vagabondage, cette nouvelle sonne l'alarme sur les lois nouvelles contre l'errance, ainsi que sur les développements technologiques tels l'avion, qui détruisent peu à peu l'existence des chemineaux. Écrit avec tendresse, Kerouac revendique la liberté, l'intimité et le silence au cœur des nuits passées à la belle étoile. Il défend la réputation des vagabonds avec courage et conviction, rappelant le nom des grands hommes ayant eu besoin de vagabonder pour apporter leur soutien à l'humanité. L'écrivain établit ainsi un parallèle entre l'errance sur les routes et la quête du solitaire : Benjamin Franklin, Jésus, Bouddha, Teddy Roosevelt, Beethoven, Albert Einstein, etc. Le vagabondage prend une autre allure sous la plume de Kerouac : il devient respectable, et même, nécessaire à la liberté. La solitude permet l'introspection. La vie à la dure renforce les rêves. Pas d'amertume sous ces mots : mais une grande envie de marcher, marcher, toujours et encore, jusqu'à ce que l'on puisse toucher des doigts le bout du monde.
Une grande œuvre.

Bien que le chemineau de Bruegel et le chemineau d’aujourd’hui soient les mêmes, les enfants sont différents. - Où est même le vagabond chaplinesque ? Le vieux Vagabond de la Divine Comédie ? Le vagabond, c’est Virgile, il fut le premier de tous. – Le vagabond fait partie du monde de l’enfant (comme dans la célèbre toile de Bruegel représentant un énorme vagabond qui traverse solennellement le village pimpant et propret, les chiens aboient sur son passage, les enfants rient, saperlipopette) ; mais aujourd’hui, notre monde est un monde d’adultes, ce n’est plus un monde d’enfants. Aujourd’hui, on oblige le vagabond à s’esquiver - tout le monde admire les prouesses des policiers à la télévision.
« Le vagabond américain en voie de disparition », p. 77

En bref, un récit de voyage presque sous forme d'inventaires, qui n'est pas si passionnant que cela (2.75/5).
Mais un chef d’œuvre en guise de seconde nouvelle, une vingtaine de pages à lire absolument avant de mourir. (5/5)

mardi 17 mai 2011

The Great Dictator - par Charles Chaplin

The Great Dictator / Le Grand Dictateur / Le Dictateur
Réalisateur : Charles Chaplin
Auteur : Charles Chaplin
Année de sortie : 1940
Avec :  Charles « Charlie » Chaplin, Paulette Goddard, Jack Oakie

Synopsis
 Il s’agit de l’histoire en parallèle d’un barbier juif amnésique et d’un dictateur antisémite qui désire conquérir le monde. Tous deux se ressemblent physiquement comme deux sosies.


Le chef d’œuvre
Ce film est sans contredit le chef d’œuvre parlant de Charlie Chaplin. La succession de gags visuels et sonores, de situations cocasses et de références faussement subtiles, fait de ce long-métrage un des plus drôles sur la Deuxième Guerre mondiale. Chaplin réussit parfaitement la transition entre le muet et le parlant, devenant son plus grand succès en carrière. En le créant, celui-ci avait désiré que ce film ait un impact social : une participation à la guerre qui sévissait en Europe et la conscientisation états-unienne face au drame. D’ailleurs, l’œuvre a failli ne pas voir le jour sur le grand écran, Chaplin ayant subit des pressions de l'United Artists dues à ses propos politiques associés (à tort) au communisme. De plus, Le Dictateur fut censuré à l'époque dans trois pays européens, c’est-à-dire l’Espagne, l’Irlande et l’Allemagne (bien entendu). Une rumeur veut même qu'Adolph Hitler en personne ait demandé une projection privée de ce film. Qu'en a-t-il pensé? Nul ne le sait.

Un pied de nez à Hitler
Le film se veut une satire à peine déguisée d’Hitler et du nazisme. Ici, Chaplin dénonce avec humour et sensibilité. La dérision des grands défauts du Hynkel (paranoïa, agressivité, mégalomanie, sadisme…) reflète la folie et l'aveuglement du célèbre dictateur de l'Allemagne, mû par un sinistre désir de grandeur. Une parodie du régime fasciste de Mussolini et de l'empereur Napoléon Bonaparte se manifeste aussi à travers Benzino Napaloni, personnage enfantin et capricieux, qui n'a de cesse de se chamailler avec Hynkel, en jouant à « celui qui pisse le plus loin » comme un pro. Car entre le dictateur et l'enfant gâté, il n'y a qu'un pas...
[révélations!]
L’affront le plus grand se fait toutefois lors de la scène finale lorsque le barbier, alors confondu avec Hynkel, fait un discours – le grand discours – final, qui suspend le film, et le termine de façon totalement inattendue. Ici, Chaplin décide de terminer son chef d’œuvre par un laïus sur la paix et l’amour, ce qui décale cette scène complètement par rapport au reste du film. Il n’y a pas d’humour, pas de moquerie, pas de caricature, seulement Chaplin sans masque qui parle à la Terre toute entière :

En ce moment même, ma voix atteint des millions de gens à travers le monde, des millions d’hommes, de femmes, d’enfants désespérés, victimes d’un système qui torture les faibles et emprisonne des innocents.

Un défi est en quelque sorte lancé à Hitler à travers cette proclamation. La partie la plus intéressante du laïus est la fin. Le barbier juif s’adresse à la femme qu’il aime. C’est comme s’il avait fait tout cela que pour elle, par amour, comme il le manifeste. Voilà pourquoi ce film touche encore les gens aujourd’hui de par le monde : il y a une universalité qui rejoint tant de gens, autant dans le collectif que dans l’individuel.
[Fin des révélations]

lundi 16 mai 2011

Le miroir se brisa - d'Agatha Christie

Un livre usé dont les pages sentent le papier vieilli, une forte odeur à la fois désagréable et nostalgique, et l'écrivaine la plus lue de la littérature anglo-saxonne après William Shakespeare. Il n'en fallait pas plus pour me convaincre de me plonger dans une lecture détente des plus appréciables.
En fait, je n'avais pas lu de romans d'Agatha Christie depuis mes treize ans (Dix petits nègres, ABC contre Hercule Poirot), sauf, peut-être, lors d'une mauvaise expériences avec Les pendules, il y a environ cinq ans, un souvenir peu mémorable.
Mais je me suis retrouvée plongée malgré moi dans un bassin christinien puisque tombée à la télé sur deux films inspirés des oeuvres de la Reine du crime en moins d'une semaine, et fille d'une mère accro depuis peu à des jeux informatique basés sur lesdits romans policiers. Il fallait donc que je continue la suite logique par la lecture de quelques bouquins...
À la bonne heure, un dieu existe pour les littéraires en détresse : des romans non lus de l'écrivaine populaire se trouvaient sous mon nez, juste là où je ne m'y attendais plus. De vieilles éditions, mais un papier pas trop moisi, donc qui ne lève pas trop le cœur. Parfait.

J'ai commencé par Le miroir se brisa, traduction en français de The Mirror Crack'd from Side to Side, titre inspiré par des vers de Tennyson ci-dessous. Ce titre s'explique par le fait que le récit suit en filigrane le mythe de la Dame de Shalott.

Out flew the web and floated wide-
The mirror crack'd from side to side;
"The curse is come upon me," 
cried The Lady of Shalott.

En français, ces vers donnent :
« Alors, la toile déchirée s'affaissa,
En mille éclat le miroir se brisa
"Malédiction sur moi"
s'écria La Dame de Shalott »

Le roman se construit sous l'intrigue de Miss Marple, détective amatrice et « en fauteuil » (armchair detective), cette deuxième caractéristique se révélant plus vrai que nature dans ce roman où le poids de la vieillesse devient un fardeau pour le corps de la veille dame. La Fortune frappant bien, Miss Marple conserve sa tête et son esprit logique. Elle résoudra donc les récents meurtres du village en restant dans sa maison, subissant la présence énervante de sa domestique trop envahissante. Jane Marple étant donc faussement reléguée au second plan du récit (sniff), ce sont les policiers qui mènent l'enquête de front, nous faisant découvrir des personnages tous plus suspects les uns que les autres.
Christie ne perd pas sa griffe, offrant un roman selon son modèle habituel : un début lent, présentant des personnages colorés, puis un suspense qui apparaît tranquillement, pour ensuite se révéler captivant, au point de ne pas nous faire lâcher le livre. Le tout sur un fond de campagne anglaise où la modernité côtoient la tradition, où, comme aime le rappeler Miss Marple, on voit que malgré tout, «la nature humaine est partout la même».
Une écriture simple, parfois trop, mais jamais facile. L'écrivaine respecte son lecteur, et lui offre une intrigue parsemée d'indices et de faux-semblants pour son plus grand divertissement.
Loin de mériter le titre de meilleure roman d'Agatha Christie, il n'en demeure pas moins un bon livre policier, explorant la petite vie de la campagne et les relations entre les habitants, et les ragots devenant une arme à double tranchant. La vie des gens tristes et célèbres est aussi disséquée à travers les personnages évoluant dans le milieu du cinéma, une première pour un récit centré sur Miss Marple. Toutefois, ce qui différencie ce roman des autres, c'est la progression à la fois psychologique et physique de Jane Marple, ce qui cause une rupture avec les autres aventures de la détective amatrice, et une ouverture vers une progression diégétique nouvelle.
Seul regret : Miss Marple n'est pas assez présente! On veut Miss Marple! :(


Quatrième de couverture
Simplement un tableau…
Le plus petit, le plus inoffensif des tableaux : la Madone portant l’Enfant Jésus.
Tout dans cette peinture respirait la sérénité, la douceur, l’amour.
Alors, pourquoi Marina Gregg contemplait-elle cette séraphique composition avec une terreur folle dans les yeux ?
Miss Marple aimerait bien le savoir et elle ne retournera dans son village de Saint Mary Mead que lorsqu’elle saura.

Extrait
Miss Jane Marple était assise à sa fenêtre. Celle-ci donnait sur son jardin dont elle était si fière, autrefois. Il n'y avait pas si longtemps à vrai dire. Aujourd'hui, elle le contemplait, pleine d'amertume. Tout jardinage lui était interdit. Elle ne pouvait plus se baisser, bêcher ou planter -- seulement, à la rigueur, couper une branche çà et là. Le vieux Laycock, qui venait trois fois par semaine, faisait de son mieux, bien sûr. Mais ce n'était pas grand-chose et il travaillait à sa manière, qui n'était pas celle de Miss Marple. Celle-ci savait exactement ce qu'elle voulait obtenir et en faisait part, régulièrement, à son jardinier. Le vieux Laycock déployait alors toutes les ressources de son génie personnel : il acceptait avec enthousiasme les recommandations qu'on lui prodiguait et n'y donnait aucune suite.
-- Vous avez raison, miss. On mettra ces pois de senteur là, dans le coin, et les Canterbury le long du mur. On fera ça la semaine prochaine.
(Pages 5 et 6)

CHRISTIE, Agatha. Le miroir se brisa, trad. de l'anglais par Henri Thies, Librairie Champs-Élysées, Coll. Club des masques, 1976, 253 p

dimanche 15 mai 2011

Loco Locass - « Yallah » (invité Pierre Falardeau)

Une autre chanson de rapoésie des Loco Locass, juste pour le plaisir de partager une autre chanson de ce grand groupe musical.

Yallah, récité par le feu cinéaste Pierre Falardeau, est un extrait d'un poème de Mahmoud Darwich mis en musique avec brio et talent par les Loco Locass. Reflet des idées engagées et politiques du groupe, elle n'en demeure pas moins d'une immense beauté poétique... et humaine.

Quand le rap devient de la poésie pure...


Falardeau :
« Le onze septembre dernier, y'a des journaleux grâcement payés qui ont osé écrire : "nous sommes tous Américains". Je refuse à ces salopards de parler en mon nom. Je ne suis pas Américain. Je ne veux pas être Américain. Je refuse d'être Américain. Je refuse d'être complice des crimes de l'impérialisme américain. Hier, le Vietnam, le Chili, le Salvador. Aujourd'hui, la Palestine. Aujourd'hui, en Palestine, l'armée israélienne assassine un peuple avec la bénédiction des cowboys d'extrême droite de Washington. Je voudrais que mes frères palestiniens sachent que nous ne sommes pas tous Américains.
Un poème du grand poète palestinien Mahmoud Darwich :

Tant que nos chansons
Resteront des épées lorsque nous les brandirons
Tu seras fidèle comme le blé
Tant que nos chansons
Resteront comme levain lorsque nous les sèmerons
Et toi, comme un palmier obsédant
La tempête et le bûcheron n'ont pu l'assujettir
Les fauves du désert et de la forêt
N'ont pu couper ses tresses
Mais moi l'exilé par-delà la porte et la muraille
Prends-moi sous tes yeux
Où que tu sois, prends-moi
Rends-moi la couleur du visage et du corps
La lumière du coeur et des yeux
Le sel du pain et de la mélodie
Rends-moi le goût de la terre et de la patrie !

Prends-moi sous tes yeux
Prends-moi comme une peinture dans la chaumière des soupirs
Prends-moi comme un verset dan le livre de ma tragédie
Prends-moi comme un jouet, une pierre de la maison
Afin que la génération future
Sache reconnaître
Le chemin de la maison !

Palestiniens tes yeux et ton tatouage
Palestiniens ton nom
Palestiniens tes rêves et tes soucis
Palestiniens ton foulard, tes pieds et ta stature
Palestiniens ton silence et tes paroles
Palestiniens ta voix
Palestiniennes ta naissance et ta mort
En ton nom, j'ai crié à la face des ennemis
Oh vers, si jamais je dors, dévorés ma chair! »

- Mahmoud Darwich
Extrait d'Une nation en exil

vendredi 13 mai 2011

Oeuvre complète - d'Émile Nelligan

Biographie
Émile Nelligan (1879 - 1941), poète national, fit entrer la poésie québécoise dans la modernité. Fils d'un immigrant Irlandais et d'une Canadienne Française, Nelligan choisit la langue maternelle comme support à ses vers. Fils de bourgeois aussi, il opta néanmoins pour une existence bohème. Homosexuel de surcroît, les potions littéraires lui supposent pourtant des sentiments incestueux envers sa propre mère. Réprouvé par son père, il fut enfermé à la maison des fous sous cause de maladie mentale, ce qui mit un terme, à l'âge de vingt ans, à sa jeune création poétique. Premier des poètes maudits du Québec, il n'obtient jamais le succès, bien que de nombreuses falsifications historiques laissent supposer le contraire : il s'agit de l’œuvre d'influents admirateurs, en colère contre ses détracteurs, mais qui ont ainsi contribué à sa renommée. Comme quoi, il est vrai qu'un poète maudit en France est un poète non-reconnu par le public populaire, mais admiré par ses pairs, alors qu'au Québec, un poète maudit, est détruit de tous les côtés, sans aucune chance d'admiration de son vivant...

L'oeuvre complète de Nelligan ne tient en général qu'en un seul recueil.

« Objet de nombreuses études jusqu'à nos jours, la poésie de Nelligan rallie l'opinion des critiques, qui lui reconnaissent une sensibilité extrême et un talent exceptionnel. Sur le mode romantique et symboliste, Nelligan aborde les thèmes de l'enfance, de la musique, de l'amour et de la mort. Son destin tragique, son œuvre lourde de promesses et empêchée, ses exigences esthétiques ont fait de lui une figure mythique de la poésie québécoise ».


Poèmes célèbres

Soir d'hiver

Ah! comme la neige a neigé!
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah! comme la neige a neigé!
Qu'est-ce que le spasme de vivre
A la douleur que j'ai, que j'ai.

Tous les étangs gisent gelés,
Mon âme est noire! Où-vis-je? où vais-je?
Tous ses espoirs gisent gelés:
Je suis la nouvelle Norvège
D'où les blonds ciels s'en sont allés.
Pleurez, oiseaux de février,
Au sinistre frisson des choses,
Pleurez oiseaux de février,
Pleurez mes pleurs, pleurez mes roses,
Aux branches du genévrier.

Ah! comme la neige a neigé!
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah! comme la neige a neigé!
Qu'est-ce que le spasme de vivre
A tout l'ennui que j'ai, que j'ai...


Devant deux portraits de ma mère

Ma mère, que je l’aime en ce portrait ancien,
Peint aux jours glorieux qu’elle était jeune fille,
Le front couleur de lys et le regard qui brille
Comme un éblouissant miroir vénitien !

Ma mère que voici n’est plus du tout la même ;
Les rides ont creusé le beau marbre frontal ;
Elle a perdu l’éclat du temps sentimental
Où son hymen chanta comme un rose poème.

Aujourd’hui je compare, et j’en suis triste aussi,
Ce front nimbé de joie et ce front de souci,
Soleil d’or, brouillard dense au couchant des années.

Mais, mystère de cœur qui ne peut s’éclairer !
Comment puis-je sourire à ces lèvres fanées ?
Au portrait qui sourit, comment puis-je pleurer ?


Le vaisseau d'or

Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l'or massif:
Ses mâts touchaient l'azur, sur des mers inconnues;
La Cyprine d'amour, cheveux épars, chairs nues
S'étalait à sa proue, au soleil excessif.

Mais il vint une nuit frapper le grand écueil
Dans l'Océan trompeur où chantait la Sirène,
Et le naufrage horrible inclina sa carène
Aux profondeurs du Gouffre, immuable cercueil.

Ce fut un Vaisseau d'Or, dont les flancs diaphanes
Révélaient des trésors que les marins profanes,
Dégoût, Haine et Névrose, entre eux ont disputés.

Que reste-t-il de lui dans la tempête brève?
Qu'est devenu mon coeur, navire déserté?
Hélas! Il a sombré dans l'abîme du Rêve!

mercredi 11 mai 2011

Sa majesté des mouches - de William Golding

GOLDING, William, Sa majesté des mouches, trad. de l'anglais par Lola Tranec. Gallimard, Coll. Folio, Paris, 1993, 245p.

Extrait (p. 42)
— Mais c'est une île sympathique. On est montés au sommet de la montagne, Jack, Simon et moi. C'est formidable. Il y a à boire et à manger et …
— Des rochers …
— Des fleurs bleues …
Il commença à faire de grands gestes.
— C'est comme dans un livre.
Aussitôt une clameur s'éleva.
— L'île au trésor …
— Robinson Crusoé …
— Robinsons suisses …
Ralph agita la conque.
— Cette île est à nous. Elle est vraiment sympa. On s'amusera tant que les grandes personnes ne seront pas venues nous chercher.

Quatrième de couverture
Une condamnation sans appel de l'utopie — non pas comme genre littéraire, mais comme projet réformiste ou révolutionnaire. C'est une tentative de démonstration expérimentale des effets inéluctables de la faute originelle : abandonnés à eux-mêmes sur une île déserte, de jeunes enfants commettent spontanément — naturellement ? — le pire : un embryon de société s'organise, les forts dominent les faibles, le sang ne tarde pas à couler …

L'avion qui transportait des collégiens britanniques vient de s'abîmer dans le Pacifique. Les enfants se retrouvent seuls sur une île montagneuse. Obéissant à Ralph, le chef qu'ils ont élu, ils s'organisent pour survivre. Mais, pendant la nuit, leur sommeil se peuple de créatures terrifiantes. Et s'il y avait vraiment un monstre tapi dans la jungle ? Sous l'impulsion de Jack, violent et jaloux de Ralph, la chasse au monstre est déclarée. Mais les partisans de Jack et ceux de Ralph ne vont pas tarder à s'affronter cruellement.

Le Dieu cornu
Sa majesté des mouches est un grand classique de la littérature britannique. Un groupe d'enfants échoue sur une île déserte. Au début, ils pensent jouer les Robinson jusqu'à ce que les secours arrivent, mais bien vite certains d'entre eux déchantent en s'apercevant que les adultes ne réagiraient pas comme cela à la situation, et pour cause : il faut construire des abris, trouver de la nourriture, s'occuper des plus petits et maintenir en état de permanence un feu servant non seulement de lumière et de chaleur, mais aussi de signal de secours. Il leur faut vivre en communauté, s'organiser un petit système politique et une hiérarchie (ce sont des enfants de la haute société). Cependant, nous sommes loin des idées paradisiaques de Jean-Jacques Rousseau. Le groupe se sépare en deux, mue par la peur d'un éventuel monstre vivant sur l'île. Ici, l'enfant se laisse submerger par ses pulsions de vie au-delà de l'organisation sociétale, il redevient sauvage. Il préfère chasser et dormir dans la nature. Il organise des orgies de nourriture, des danses tribales et des meurtres rituels dans l'espoir d'apaiser l'esprit du monstre. On ne peut pas dire qu'il est malheureux. Bien au contraire, il ne fait qu'un avec sa nature profonde et animale. Le deuxième camp, très restreint, se constitue de mômes doux et sensibles, qui maîtrisent le feu grâce aux lunettes d'un des membres, préfèrent la plage à la forêt, vivent de la pêche et habitent dans des abris en feuilles de palmiers. Ils subissent les assauts de l'autre groupe, les plus faibles partant en premier. Leur tentative d'ordre échoue. En tant que lecteur, on en ressent de la frustration au premier abord. Mais, comment aurait-il pu en être autrement?, se dit-on par la suite. Car, Sa majesté des mouches demeure une dystopie teintée de naturalisme, un roman d'apprentissage dans ce qui pourrait bien être le meilleur milieu pour apprendre la vie : dans la nature la plus libre et la plus cruelle.
Un roman captivant, qui joue sur l'exotisme, la notion de liberté et de civilisation, et sur l'aventure la plus sauvage qui soit, celle de la vie où plus aucune loi ne peut retenir l'instinct primitif de l'être humain.


mercredi 4 mai 2011

Les Fourberies de Scapin - de Molière

MOLIÈRE, Les Fourberies de Scapin, Préface de Christine CHOLLET, Pocket, coll. Classiques, Paris, 2006, 144 p.

La fourberie, la sagesse d'un monde en mouvement
Les Fourberies de Scapin est une oeuvre polysémantique où se côtoient plusieurs concepts. Molière y traite de la légitimité de la farce et des caractères de la commedia dell’arte (les masques, le zanni, etc). Mais celui de la fourberie (c’est-à-dire un acte de ruse destiné à tromper à l’aide d’une adresse sournoise), incarné par le personnage de Scapin à travers les thèmes de l’enseignement et de l’action, m'a inspiré ces lignes.

Scapin est à sa manière un homme ayant acquis une somme de connaissances grâce à l’expérience. Il se sert de sa sagesse pour enseigner la vie aux autres en les forçant, par ses ruses, à apprendre que la vie est un jeu dont on ne contrôle ni les tenants ni les aboutissants. L’intelligence de Scapin est dépourvue de tout scrupule, idée préconçue et entrave. Il se sert sans hésiter de la fourberie afin de tester les autres, de les faire réagir afin qu’ils ne restent pas sur leurs positions sans jamais se remettre en question, pour qu’ils voient plutôt la vie comme un ensemble mouvant et incontrôlable : « Il déchaîne sur eux ses fourberies, toujours prêt à renoncer à ses pouvoirs pour accueillir ces pantins, pourvu qu’un brin de sagesse leur vienne » (SIMON, Alfred. Molière, Éditions du Seuil, Coll. Écrivains de toujours, Paris, 1996, p.155). Il s’autorise le mensonge et la tromperie. Son intelligence prend la forme de la ruse, son amour prend celui des coups de bâtons : Scapin ne bat-il pas Géronte dans un sac, non pas tant pour se jouer de lui, pour se venger, mais aussi pour lui faire éprouver les limites des pouvoirs, celui de Géronte et le sien propre? Le serviteur frappant le maître remet l’ordre en question. Mais Scapin n’est pas un révolté ou un anarchiste, c’est un joueur : « le serviteur est un factotum dont l’insolence, l’indiscrétion, la fourberie contestent moins des privilèges sociaux qu’ils ne transforment le monde en une vaste aire de jeu et d’intrigue » (Ibid, p.119). Le jeu permet de dédramatiser les choses. Scapin est à l’image du Malin chrétien, du Carcajou amérindien, du Loki scandinave, dont la sagesse est que l’on doit rire de tout, et ce, grâce au désordre qui permet au monde de ne jamais rester figé. Ainsi, lorsque Hyacinte demande à Scapin pourquoi un amour ne pourrait pas se vivre de façon paisible et harmonieuse, ce dernier lui répond : « Vous vous moquez : la tranquillité en amour est un calme désagréable ; un bonheur tout uni nous devient ennuyeux ; il faut du haut et du bas dans la vie ; et les difficultés qui se mêlent aux choses réveillent les ardeurs, augmentent les plaisirs ». Bref, Scapin est un « [h]omme d’expérience, plein de ressource ; connaissant les hommes et la vie, disposer à moraliser ; sachant qu’on doit s’attendre au pire et dans ces propos sage, il y a comme un écho burlesque de la philosophie d’un Épictète, estimant qu’il ne faut pas se chagriner de ce qui ne dépend pas de nous » (COUTON, Georges. « Préface », Les Fourberies de Scapin, Gallimard, Coll. Folio, Paris, 1978, p.219).

Scapin ne peut cependant pas faire ses fourberies sans passer à l’acte. Lorsqu’il n’agit pas, il flâne. Et s’il ne flâne pas, il disparaît. Scapin ne peut exister qu’à travers la mise en mouvements de ses fourberies. L’aventure théâtrale est son corps. Lorsque Octave demande de l’aide, Scapin sait qu’il peut tout réaliser, à condition d’agir : « À vous dire la vérité, il y a peu de choses qui me soient impossibles, quand je m’en veux mêler. J’ai sans doute reçu du Ciel un génie assez beau pour toutes les fabriques de ces gentillesses d’esprit, de ces galanteries ingénieuses à qui le vulgaire ignorant donne le nom de fourberies ». Scapin, dans sa sagesse, ne cherche pas tant à faire venir l’action à lui qu’à se fier sur le hasard et la chance. Il les utilise afin de mener à bien ses actions, même s’il doit user du mensonge et de la tromperie pour se donner un coup de pouce : « Scapin et ses compères respirent dans un élément ou l’équivoque le dispute à la clandestinité et au mensonge. Le besoin créant la fonction, la fourberie devient la faculté maîtresse, la vertu cardinale qui leur permet de s’affirmer face à l’obstacle et à l’adversaire » (SIMON, Alfred. Molière, p.152). La fourberie n’est pas tant un moyen de défense que d’action, les deux étant ici indissociables. Afin de ne pas être puni, Scapin laisse croire qu’il a reçu un marteau sur la tête, et qu’il est agonisant à cause de cela. Ce moyen de défense entraîne néanmoins une grande réconciliation finale : « Scapin rejette son pansement, se dresse et il est emporté en triomphe ». Le rusé n’est pas puni. Il est le héros de l’histoire dont il a lui-même réglé les conflits.

Bref, la fourberie est un concept représenté à travers le personnage de Scapin qui, à la façon des cyniques, utilise la ruse, le mensonge et la tromperie afin d’enseigner des connaissances aux autres. Il n’existe qu’à travers sa fourberie, dont il se sert afin de se défendre, mais aussi afin de faire progresser l’action. La fourberie est ici un concept obligeant les autres à réagir afin que la vie ne cesse jamais de se mouvoir, puisque sans mouvement, l’existence n’a plus de sens.